Lorsque l’on regarde le tableau des sorties des blockbusters de fin 2015, un constat indéniable se fait sentir : le jeu vidéo japonais se fait de plus en plus discret sur nos consoles. Alors même que l’on ne pouvait dissocier le jeu vidéo du Japon à la fin du XXe siècle tant les éditeurs régnaient en maitre sur le marché, le vent a depuis tourné en défaveur de l’archipel, plus fébrile que jamais lorsqu’il s’agit de joysticks. Quand bien même quatre des cinq consoles de cette génération font partie d’écuries japonaises et que la PlayStation 4 se porte d’ailleurs merveilleusement, cette dernière est néanmoins loin de réaliser des scores tonitruants dans son pays d’origine. Chose étonnante, des jeux occidentaux comme The Witcher III ou Call of Duty : Black Ops 3 parviennent à se placer en tête des ventes. Une aberration dans un territoire culturellement et économiquement très protectionniste. Plus surprenant encore : la locomotive Street Fighter, licence très populaire au Japon, a connu une sortie extrêmement timide avec son Early Access cinquième opus fraichement débarqué. Comment en sommes-nous arrivés là ?
(Avant de commencer, il faudrait d’abord expliquer ce terme bâtard qu’est le « AAA » ou tout du moins, la définition qu’il prendra dans cet article. Le « AAA », diminutif de « AAAH QUE CE JEU A COUTÉ BEAUCOUP DE POGNON » est une sorte de label officieux qui désigne les chevaux de course des éditeurs, les titres qui bénéficient d’une équipe et d’un markéting de taille et donc logiquement du budget qui va avec. Où est la frontière ? Nul ne le sait vraiment, Candy Crush bénéficie d’un budget markéting colossal, mais peut-on parler de AAA pour un jeu aussi simpliste ? Dans une autre logique encore, un remake qui requière pourtant un temps de développement largement moindre comme Twilight Princess HD a néanmoins nécessité une jolie équipe et Nintendo n’hésite pas à insister sur son titre auprès des médias. Voyez le bordel, c’est pour ça qu’ici, dans notre définition, un « AAA » est une nouveauté qui en fout plein la gueule visuellement et dont on entend parler partout.)
Cette précision étant faite, attaquons notre constat funèbre : la première raison à laquelle on pense lorsque l’on constate ce déclin du jeu japonais se trouve au cœur même de la population japonaise. Cette dernière, passant très peu de temps à son domicile, s’est totalement désintéressée du jeu vidéo de salon en faveur des jeux nomades. La 3DS continue d’ailleurs d’y connaitre un succès relatif, tout comme la PS Vita, dont vous aviez sûrement oublié l’existence. Mais c’est surtout vers les jeux mobiles que les Japonais se sont tournés, ces fameux jeux faisant trembler les « hardcore gamers », au modèle économique à toute épreuve souvent basé sur une fausse gratuité.

Le jeu vidéo de salon tel qu’on le connait n’a plus sa place au Japon, bien qu’en y pensant il n’en ait jamais occupé une très grande. À quoi bon faire des jeux qui ne marcheront pas sur place faute d’un parc de consoles suffisamment élevé ? Les Japonais, surement par incompréhension du marché occidental, ont souvent conçu des jeux pour leur propre marché en priorité, le marché occidental s’adaptant ensuite à l’offre. Pourtant certains jeux respirent l’Occident et connaissent ici un succès bien plus important qu’au Japon. On pense par exemple à Resident Evil ou à Metal Gear Solid, qui a justement fait couler beaucoup d’encre l’année dernière ; Konami voulant se dépêcher de plier bagage pour mieux alimenter ses salles de sports et autres pachinkos Castlevania contenant de la « violence érotique », pendant qu’Igarashi découvre les joies du financement participatif pour une suite spirituelle. Et bien que The Phantom Pain fut au final un énorme succès commercial¹, la série jouit d’une réputation dont peu d’autres séries japonaises peuvent se vanter, l’investissement n’était donc pas risqué.

Le risque, c’est le cœur du problème dans l’industrie japonaise, celui que SEGA n’a pas voulu prendre pendant presque 15 ans pour Shenmue III, léguant finalement sa progéniture au père biologique du jeu : Yu Suzuki. Ce dernier doit maintenant se débrouiller en réclamant de l’argent à qui veut bien lui en donner pour pouvoir concevoir son jeu, situation diablement ironique quand on sait que Suzuki a passé toute sa carrière à pester sur des budgets de production trop faibles par rapport à ses ambitions². Quand bien même le jeu a battu des records sur Kickstarter, ce qui prouve qu’une communauté bruyante est belle est bien représenté, il est difficile d’imaginer que le jeu fasse plus de ventes que les deux précédents opus, véritables gouffres financiers en leur temps. La majorité des gens qui achèteront le jeu l’ont justement déjà payé par le biais du financement participatif, et on parle là de 70 000 personnes seulement pour un jeu qui coutera plusieurs millions d’euros ! Comme dirait l’autre : « chat échaudé craint l’eau froide », pourquoi SEGA prendrait ce risque lorsqu’à côté, le très peu couteux « Puyo Puyo ! Quest !! » rapporte pas moins de 4 millions d’euros par mois à lui tout seul !³ Alors certes SEGA émet le fait de vouloir se rabibocher avec ses fans et avoue les avoir négligés, mais comment leur en vouloir ? Le but a toujours été de faire de l’argent tout en y perdant le moins possible, non ?

Le « AAA » japonais n’est pas rentable, il ne séduit plus le grand public qui est passé à autre chose. Il concerne hors du Japon un marché de niche, des passionnés parmi les passionnés, rares sont les éditeurs japonais qui peuvent se permettre de prendre le risque de satisfaire ces joueurs d’un temps révolu en leur concoctant des jeux aux budgets importants. À vrai dire, ils se comptent même sur les doigts d’une main. Capcom, pourtant très généreux en nouvelles licences sur la génération précédente (Lost Planet, Dead Rising) capitalise maintenant sur une poignée de licences phares telles que Street Fighter et Resident Evil ou encore Monster Hunter, ce dernier séduisant de plus en plus le marché occidental. From Software continue de surfer sur la vague du succès de la série des Souls, mais Miyazaki émet le vœu de passer à autre chose. Audacieux ? Pour sûr et je salue l’intention avec ferveur, mais le studio joue un jeu dangereux quand on connait son passif qui était, avant la série des Souls, jamais parvenus à charmer l’Occident.

Les business plans de Square Enix, Tecmo Koei, Namco Bandai et SEGA sont similaires, on ne trouve dans leurs catalogues que des jeux faits pour le marché japonais et qui n’en sortent pas, des rééditions ou des suites de suites. Le temps où les entreprises japonaises étaient des symboles de modernité en constante innovation parait très loin. Reste Nintendo, qui dans une passe compliquée va devoir surprendre durant ces prochains mois avec sa nouvelle console, les amiibos n’étant finalement qu’un moyen de diversification d’activités comme un autre. Nous venons de traverser une génération entière sans aucun jeu Nintendo first party à gros budget, c’est une première dont on se serait bien passé et qui rend le prochain Zelda plus que désirable. Level 5 enfin tirera peut-être son épingle du jeu avec Yokai Watch, mais là encore, le business plan concerne un éventail de produits dont le jeu vidéo est uniquement une composante, à côté Fantasy Life 2 et Layton 7 sont des jeux mobiles.

Le constat est là, aucun éditeur japonais ne cherche à aller sur le terrain miné du AAA. Square Enix qui a connu des jours meilleurs s’apprête (tout est relatif hein) à délivrer aux joueurs Final Fantasy XV, ce dernier sera sans nul doute le dernier épisode de la série mère à bénéficier d’un budget aussi important. Quid du remake de Final Fantasy VII ? Ce dernier est développé à l’aide de l’Unreal Engine, probablement pour des questions de coûts. La conception de FFXV révèle d’ailleurs un problème important dans l’industrie japonaise : alors que ces derniers étaient autrefois connus comme des bourrus de travail dormant sous leurs bureaux pour finir des jeux dans des timings super serrés (on pense par exemple à Majora’s Mask ou même à Sonic Adventure qui est finalement sorti bogué au Japon faute de temps), ils passent maintenant parfois plusieurs années sur le développement d’un gros titre, et on en vient à se demander pourquoi cela prend tant de temps. The Last Guardian n’a par exemple, aux vues des dernières images, pas subi de modifications majeures qui justifient toutes ces années de développement. Le jeu d’Ueda rencontrera sans nul doute d’un succès d’estime colossal, mais cela n’est pas forcément suffisant.

Platinum Games, pourtant très bon élève tant dans les délais que sur la qualité de ses titres et possédant une créativité des plus fertiles pourrait en dire beaucoup sur le sujet : personne n’a voulu se risquer à produire et éditer une suite à Bayonetta. Quand Nintendo l’a finalement fait, le second opus a fini par squatter les bacs de jeux en promo. L’estime est là, les ventes, elles, ne suivent pas ; reste à voir comment ScaleBound et NieR : Automata vont être accueillis. C’est là tout ce qu’il reste au jeu vidéo japonais, une grande considération pour des équipes et/ou des créateurs talentueux, parfois plus mis en lumière que le jeu lui-même. Que celui qui n’a pas vu un « Hideo Kojima » inscrit sur son écran en jouant à The Phantom Pain me jette la pierre. De même Suda Goichi a connu à de maintes reprises un succès d’estime avec des jeux comme Killer 7 ou No More Heroes, reste qu’aucun de ses titres n’a connu de succès commercial fulgurant.

Alors que reste-t-il aujourd’hui pour un joueur accro aux jeux japonais, mais pas forcément fan de JRPG, de Tactical et autres genres ayant un design très japanim » ? Pas grand-chose. Le gros bruit provoqué par la sortie de Street Fighter V montre que les nippons ont encore quelques cartes sous le coude, mais ce n’est là qu’un rare exemple, qui plus est tout le monde n’est pas Capcom. À l’instar d’une industrie comme le cinéma, le jeu vidéo tout entier tend à se cristalliser, laissant libre champ aux puissants éditeurs d’étaler leurs dernières productions blindées de technologies novatrices sous un flot de markéting. De l’autre côté, et c’est le cas pour bon nombre de studios japonais aujourd’hui, l’objectif ne semble plus tant de faire du bénéfice, mais de « rentrer dans les frais ». Et pour quelqu’un comme moi ayant grandi dans cette suprématie du jeu vidéo console japonais qui brassait des sommes colossales et créait les tendances, il est dur d’accepter cette réalité. Pour certains il ne s’agit que d’une histoire de nationalité, mais c’est aussi tout un pan culturel qui disparait du paysage vidéoludique ; mais que voulez-vous, c’est la dure loi du marché.
Références: