Aujourd’hui, on vous présente un nouveau type d’article estampillé « Sur le Grill ». Avec ces articles, notre but est de mener une réflexion sur un thème précis en essayant de jauger entre exhaustivité et vulgarisation.
Pour ce premier épisode de « Sur le Grill », je me suis attardé sur une question toute conne: « Pourquoi joue-t-on ? » et pour aller plus loin « Pourquoi continue-t-on de jouer à un jeu X ? ». Cela coule de source, pour inciter le joueur à (re)mener à bien sa quête, il est indispensable de le stimuler, ce principe de stimulation est un des vecteurs du saint Game Design, et c’est sur ce point que nous allons basé notre réflexion, essayer de comprendre COMMENT le joueur moyen a consommé son jeu vidéo à travers les âges. Car oui, nos habitudes ont évolué, et si le modèle de stimulation imposé par le game design dans les années 80/90 était loin d’être parfait, nous allons voir ensemble qu’en trente ans, peu de choses ont changé.
Pour comprendre les travers de notre génération, il est toujours bon de revenir quelques décennies en arrière afin d’analyser ceux de nos prédécesseurs; vous conviendrez que le meilleur moyen de comprendre pourquoi un gosse est fucké, c’est de rencontrer ses parents. Durant sa genèse, le jeu vidéo était représenté par l’arcade, ainsi, bien que la formule soit basée sur le divertissement, le cœur du game design se trouvait alors dans la progression par l’échec, que l’on nomme aujourd’hui « Die & Retry » (Mourir et recommencer). L’intérêt ? Le joueur reste frustré par sa défaite et refout une piécette dans la fente pour pouvoir recommencer et/ou continuer son aventure, son but étant à terme de parvenir à compléter le jeu du début à la fin en déboursant le moins d’argent possible. S’instaure alors une sorte de mémorisation que l’on peut comparer à l’apprentissage d’une chorégraphie, le joueur sait où sont les dangers et les surpasse avec panache, en son fort intérieur l’égo prend feu, après avoir claqué 300 balles dans la borne, le joueur prend plaisir à jouer.
Vient alors la deuxième étape de cette formule punitive: dépasser ses limites. C’est là que le « score » entre en jeu, non content d’avoir saigné le pauvre simplet de tout son fric, le jeu fait à nouveau appel à son égo à l’aide d’un système de points qui le met lui-même, mais aussi les autres joueurs, en compétition. Compléter le jeu ne suffit plus, le but maintenant est de le compléter le mieux possible, rapidement et/ou proprement afin d’obtenir le meilleur score possible. On rentre alors dans une deuxième dynamique qui n’a littéralement plus aucune limite.
Le sentiment de satisfaction est encore décuplé par l’apport social du classement; le joueur peut en effet dépasser ses limites pour devenir/rester le meilleur et ainsi se faire mousser par ses camarades envieux devant tant de maîtrise. A noter que certains jeux n’ont d’ailleurs littéralement aucune fin et ne basent leur design que sur cette quête du point, c’est le cas de Pac-Man pour ne citer que lui.

HERE COMES A NEW CHALLENGER
Vous avez peut-être déjà entendu parler du film-documentaire « The King of Kong » (via Crossed par exemple) qui parle justement de cette quête du points et du fameux Billy Mitchell. Cet américain est multi-recordman sur de nombreux jeux d’arcade dont Pac-Man, Centipede et (c’est ce dont parle le film) Donkey Kong. Ce qui était à la base une petite joute comparable à un mesurage de bites entre potes est devenu un vrai business, les propriétaires de score étaient de vrais stars. Avoir son nom inscrit en haut du classement était un gage de réussite dans la vie à peu près comparable à celui d’avoir plusieurs milliers de followers sur Twitter aujourd’hui. Devant l’intérêt porté à ces bastons virtuels, les développeurs ont tout naturellement poussé les joueurs à s’affronter « en direct ». Pong, un précurseur du jeu vidéo reposait déjà sur ce principe, mais en 1991 c’est Capcom qui tirera le bingo en sortant Street Fighter II.
C’est alors que la bataille de couilles qui régnait jusqu’alors dans les salles d’arcade a pris un virage radical. Au-delà de s’entrainer pour mettre à mal la machine qui ne cesse de te démonter la gueule (Vega, nique bien ta mère), le joueur cherche maintenant à battre ses rivaux bien humains en temps réel. Si vous prenez un jeu arcade purement solo, on peut à force de mémorisation en venir à bout simplement car tout fonctionne de manière cyclique, on parle d’ailleurs de « pattern ».
Dans un jeu de combat, rien (ou presque) n’est prévisible, l’intelligence artificielle est plus que maline et chaque joueur humain joue d’une façon qui lui est propre, chaque situation est inédite. Qui plus est, le jeu nécessite un temps fou (plusieurs dizaines d’heures) avant d’être bien maîtrisé, combien d’entre vous ont galéré avant de comprendre comment faire un Shoryuken puis ont regaléré encore une fois quand il fallait le placer au bon moment lors d’un combat ? Tous ces facteurs font que la lassitude ne s’installe jamais pour quiconque met le doigt dans l’engrenage.

En dehors de son succès financier évident pour les raisons que l’on vient de citer, Street Fighter est devenu un phénomène social qui s’étend encore aujourd’hui lors de tournois internationaux tels que l’EVO. Vingt ans avant l’explosion de l’e-sport tel qu’on le connait, les compétitions sévissaient déjà et certains joueurs étaient considérés comme des demis-dieux. C’est l’époque où naquit le système du « Loser Out », principe où le gagnant continue de jouer jusqu’à ce que quelqu’un le déloge de son trône, les meilleurs joueurs deviennent ainsi des cibles à abattre pour être à son tour connu.
Pour vous donner un exemple qui vaut FRANCHEMENT le détour, voici BunBunMaru, joueur japonais du très populaire Virtua Fighter 2 qui du fait de sa réputation légendaire marche à 15cm du sol. Pour faire court, le mec était connu dans tout Kyoto comme étant imbattable, du coup une vingtaine de gros joueurs du Kantô étaient venus pour essayer de lui latter (virtuellement) la gueule; tous ont échoué sauf un certain Daimon Lau. La vidéo juste en dessous est extraite d’une émission de TV japonaise qui a eu lieu après cet évènement; on y voit des joueurs, dont Daimon Lau, tenter de battre BunBunMaru à tour de rôles devant les caméras.
Vu comme ça, le modèle arcade (compétitif ou non) est parfait, le jeu n’a plus de fin et s’auto-rentabilise sur de longues périodes, le paradis pour l’éditeur. Il existe néanmoins une multitude de petites failles dans ce système bien huilé provenant des deux côtés de l’écran. Le joueur d’abord peut vite entrer dans la frustration, cette dernière étant décuplée par ces défaites « monétisées » et paraissant donc beaucoup plus punitives. Ainsi, seuls les plus patients/coriaces entreront dans le cycle vertueux du modèle, on perd ainsi le fameux « grand public » qui constitue la très grosse majorité des consommateurs prospectés, le divertissement est la récompense du labeur, mais ne joue-t-on pas à la base pour se détendre ? Quel est l’intérêt de dépenser de l’argent sur une borne de Street Fighter II si c’est pour se faire laminer la tronche soit par la machine, soit par des otakus qui passent leur vie dans la salle ?
Home Sweet Home
En dehors de l’arcade, ce modèle a continué à exister sur console de salon dès la génération 8-Bit. Il ne s’agit juste là plus de « micro-transactions » (une partie à 10 francs) mais d’une grosse transaction bien chère (un jeu entier à 500 francs). De ce fait d’un point de vue strictement économique, la rentabilité par l’acharnement tient la route, on saigne son jeu encore et encore pour se dire que ça valait le coup d’y claquer autant d’argent. Fort de son succès, le système de score a perduré sur des licences qui n’ont pourtant jamais connu l’arcade, on pense par exemple à Sonic The Hedgehog, Super Mario Bros. ou encore Streets of Rage. L’avantage de « L’Arcade à la maison » c’est que le joueur a ici l’opportunité de s’entrainer « gratuitement » ce qui rend la courbe de progression beaucoup plus raide et le sentiment d’auto-satisfaction tout autant décuplé. Ainsi, le joueur qui était bridé et frustré par ses défaites couteuses peut ici prendre le temps, mais encore faut-il en avoir.

On rentre ici dans le cœur de notre problématique, le temps, car le temps c’est de l’argent. Dans les années 80/90, l’industrie du jeu vidéo s’adresse surtout aux jeunes ayant entre 7 et 25 ans, c’est un âge où l’on a que peu de choses à foutre en dehors de quelques devoirs, ce qui laisse tous les mercredi et les week-end pour saigner encore et encore ses jeux et devenir un véritable tueur dessus.
Pour prendre un exemple personnel, j’ai eu plusieurs phases dans ma vie de gamer : jusqu’à mes 12 ans, je saignais en boucle deux à cinq jeux par an, je les recommençais inlassablement au point d’en connaître les moindres recoins. Arrivé à mes années lycée, j’ai eu un pic malsain où je pouvais jouer jusqu’à 12h par jour, puis un beau jour sans crier gare, je suis devenu un adulte avec des responsabilités; si j’arrive aujourd’hui à jouer 3h dans une journée c’est majestueux.
Cette évolution de mes habitudes se ressent dans le jeu vidéo, non pas que je sois le centre du monde, mais ma situation est commune à beaucoup de joueurs qui ont bien entamé leur vingtaine. J’entends beaucoup de collègues, de collectionneurs aussi, se plaindre de ce problème: nous n’avons plus autant de temps qu’avant pour jouer (à part quand on est au chômage, bande de chanceux va). La cible des éditeurs n’a pas changé, il s’agit toujours des mêmes personnes, elles ont simplement grandies et ont aujourd’hui de 25 à 50 ans, il a donc fallut prendre en compte cette évolution dans le développement.
On aurait ici tendance à dire que les jeux d’arcade sont la solution à cette pénurie de temps accordé à nos loisirs vidéo-ludiques, ces derniers proposent en effet des parties ne dépassant généralement pas une heure et ont une prise en main quasi immédiate en première lecture de gameplay. Seulement voilà, les habitudes de consommation ont évolué à partir du milieu des années 90, lors de la gen 32-64 Bit. Sur les deux générations précédentes, les joueurs ont fait connaissance avec des jeux comme Zelda, Metroid, Phantasy Star et autres Shining Force, des jeux d’aventure et des RPG, genres parfaitement adaptés à une expérience « sédentaire », se consommant sous la couverture un Dimanche pluvieux.
L’expérience est totalement différente de celle qu’offre par exemple un shoot’em up à la Gradius où la dextérité est de mise de la première à la dernière seconde. On a avec ces nouvelles licences des aventures étendues sur plusieurs dizaines d’heures, des personnages auxquels on s’attache, ou encore des sauvegardes qui permettent d’arrêter et de reprendre le jeu où bon nous semble. La 3D a par la suite permis aux développeurs de renforcer l’immersion dans un univers riche et c’est ainsi que le modèle Arcade a quasiment disparu des radars.
Certains ont malgré tout fait de la résistance, on pense notamment à SNK mais surtout à SEGA, qui en grand héritier de l’arcade a continué à rincer les joueurs de jeux purement Arcade comme Sega Rally, Crazy Taxi, 18 Wheeler et autres House Of The Dead, c’est d’ailleurs ce qui fait de la Saturn et de la Dreamcast des consoles si peu populaires. A noter qu’en plus de l’évolution du Game Design, l’explosion de la location de jeux vidéo mais aussi du piratage ont contribué à savater l’arcade; pourquoi aller claquer 500 balles dans un jeu qu’on peut louer et finir quelques dizaines de francs ?
On se retrouve la semaine prochaine pour la suite.
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