16 Juin 2015, il est approximativement 4h du mat’ quand mon coeur se met à battre comme si je venais de courir le marathon de Paris après avoir bouffé quatre menus Maxi Best Of. Alors que mon stream laggue, j’entrevois un visage qui m’est familier malgré les mystères qui l’entourent, celui d’une certaine Shenhua. Le monde s’arrête alors de tourner, Yu Suzuki monte sur scène, le public tape une standing ovation, des journalistes chialent et hurlent des « Oh My God ! » un grand moment du jeu vidéo est en train de se dérouler, Shenmue 3 est annoncé sous forme d’un Kickstarter. Mais parce qu’une licence maudite ne se débarrasse pas de son maléfice si facilement, ces images de joie ont vite donné place à des posts blindés de seum, à raison ? Tentons de le découvrir ici.
What’s Shenmue ?
Malgré ce sous-titre, n’attendez pas à ce que je vous fasse le topo de Shenmue, je perdrais mon temps et vous perdriez le vôtre, Shenmue ne s’explique pas, il se joue. Cette phrase peut paraître aussi cliché qu’une citation en latin sous une photo de profil Facebook, mais c’est pourtant la vérité. D’apparence, Shenmue est un jeu chiant où on passe son temps à attendre ou à taffer pour un salaire de merde. C’est rigide, avec des doublages anglais qui puent de la gueule, un système de combat qui s’inspire de Virtua Fighter certes, mais certainement de la version Mega Drive; BREF, il faut avoir une sacré paire de burnes pour conseiller le jeu à quelqu’un en 2015, et pourtant c’est bel et bien le jeu le plus exceptionnel auquel moi et de nombreux fanboys ont pu jouer. Shenmue brille par sa banalité, il n’y a pas de mélodrame, pas d’esprit Shônen à la con, c’est une simulation de vie contextualisée et scénarisée qui te prend par la main pour t’emmener pleinement dans le Japon des années 80, et putain c’est réussi, le dépaysement est total.
Mais ce qui fait de Shenmue le plus grand des jeux, c’est l’ambition gargantuesque qui a découlé de ce projet, il faut savoir que SEGA a carrément fait un chèque blanc à Suzuki, et ce dernier s’est lâché en allant jusqu’à demander que les acteurs américains viennent enregistrer les voix au Japon, on est économiquement parlant dans le grand n’importe quoi. Et lorsqu’on a dépensé autant d’argent en 1999 (les fameux 70 millions de dollars si souvent évoqués), il est évident que vouloir assumer sa suite entrainerait un nouveau record budgétaire pour à nouveau péter les limites du jeu vidéo, sauf que personne n’a envie de cramer autant de fric dans un projet aussi peu rentable, voilà pourquoi Shenmue III a mis 14 ans à pointer le bout de son nez, voilà pourquoi la bataille est encore loin d’être gagnée. Et c’est là qu’on rentre dans le vif du merdier: l’argent. Alors que certains bohémiens de l’ère digital s’extasient sur des projets indés véhiculant des émotions « inhabituelles », il est bon de vous rappeler, bande d’enfoirés de hippies communistes, que le jeu vidéo est une industrie avant d’être un art, et ça s’est rarement autant senti qu’en ce moment.
Projet Bakley
En effet, comme je l’ai évoqué dans l’intro, Shenmue III est une campagne Kickstarter ! Et quelle campagne mes amis ! Promu lors de la conférence de Sony (tu la sens la symbolique ?), le géant japonais a donné un énorme coup de pouce au célèbre #SaveShenmue, animé sur les réseaux sociaux tous les trois du mois depuis des années, par une armée de fans qui n’ont jamais lâché le morceau et qui ont toujours espéré voir le Graal arriver. Le fan-service pète des barrières, mais une fois l’euphorie de l’annonce passé (plus d’un million de dollars en 24h, record Kickstarter), beaucoup ont eu une phase de down dont ils ont du mal à se remettre, ça vous apprendra à réfléchir. Pour bien cerner les principales objections, nous allons les mettre en lumière.
Objection 1: « ILS ONT PAS BESOIN DE MON ARGENT, SONY FINANCE LE JEU »
Le peuple consommateur s’est en effet très vite insurgé car il est moyennement normal qu’une entreprise telle que Sony, qui se mouche dans les billets, annonce lors de la plus importante conférence de son année: « HEY LES GARS ! ALLEZ PAYER POUR AVOIR LE JEU ! ET AU FAIT, IL EST EXCLU PS4 SUR CONSOLE BANDE DE BATARDS ». Quelque chose cloche n’est-ce pas ? Comment un constructeur tel que Sony peut se gargariser « d’offrir » Shenmue 3 aux joueurs alors qu’ils ne filent pas un denier ? La grogne a sûrement été amplifiée par cette fameuse exclu consoles qui prive (encore ?) la One du titre… La Wii U aussi d’ailleurs, mais ça ne surprend personne. Sony s’est alors justifié en expliquant que le jeu faisait partie de leur programme de soutien de jeux tiers, sauf que cette justification a eu un effet boomerang et a mené à des grognements et des appels au boycott du Kickstarter de gens qui ne veulent pas « donner leur argent à Sony » car ces derniers jouent les opportunistes et que quoiqu’il arrive, le jeu arrivera.
C’est en partie vrai, surtout sur le côté opportuniste de la démarche, sauf que le reste c’est de la couille. En boycottant le Kickstarter, ce n’est pas Sony que les joueurs menacent, mais le projet Shenmue 3, et quand bien même le jeu est déjà backé, l’argent supplémentaire engrangée sera des plus bénéfique pour le développement. Nous sommes de plus dans la configuration où Sony finance en partie le jeu, certes, mais n’est en aucun cas l’éditeur du titre et ne gagnera que dalle sur la version PC par exemple. Puis entre nous les gars, ça reste un peu con de jeter la pierre alors que quelqu’un daigne enfin soutenir un projet qu’on réclame depuis 10 ans.
Néanmoins d’autres sources de financement existent, parce que forcément un projet pareil est un minimum réfléchi, il y a eu des accords, rien qu’avec SEGA à qui appartient la licence et qui reste étrangement silencieux depuis l’annonce du jeu. Alors on sait de Suzuki que ce dernier est en très bon terme avec ses boss et a eu le droit à la licence, mais quel est la nature de cet accord ? Le monsieur est resté totalement muet à ce sujet, on ne sait même pas si les caméos Sega type Capsule Toys ou Jeux d’Arcade (Hang On, Space Harrier…) pourront être utilisés dans le troisième épisode. Pourquoi SEGA n’a pas ouvertement édité le jeu ? Mystère. Je pense personnellement que c’est une histoire de fierté, les mecs sont déjà dans la merde donc plutôt que de prendre de gros risques avec la suite d’un jeu qui les a amené en enfer, ils préfèrent faire une suite à Sonic Boom, je peux comprendre… Peut-être profiteront-ils de la hype générée par le troisième épisode pour ré-éditer les deux premiers épisodes, histoire de guider les jeunes brebis égarées à la fin XXè siècle.
De l’autre côté, nous avons Shibuya Productions, une boîte monteé par Cédric Biscay, un monégasque (donc sûrement pété de fric) fan de la licence. Cette société s’est dernièrement fait remarquer en étant à la co-production sur le reboot d’Astro Boy et sur le projet cinématographique de WindWalkers, les mecs ont donc le nez creux pour participer à des projets qui font parler. Il faut savoir que la collaboration Biscay x Suzuki ne date pas d’hier, vous pouvez par exemple constater ici que les deux se suivent depuis plusieurs années; à chaque apparition de Suzuki sur le territoire européen, son désormais « compère » n’est jamais très loin. Le gars est donc complètement deter’ à avoir la suite de son jeu favori et il ne fait aucun doute qu’il est sûrement prêt à ouvrir les valves comme il se doit.
Et face à tous ces investisseurs, on comprend que le joueur lambda se sente complètement enfilé par la demande de « dons » pour développer le jeu, on marche un peu sur la tête, mais il faut bien comprendre que ces acteurs sont soit en train de crever la gueule ouverte (SEGA) soit une petite boîte qui ne peut assumer de tels risques seule (Shibuya Prod). On peut difficilement blâmer le joueur lambda, car la communication est vraiment foireuse dans cette histoire, et vous allez voir que ce n’est pas fini, y a pire les gars… y a pire.
Objection 2: « LES GARS ONT EU L’IDÉE DU KICKSTARTER DANS L’APREM ? »
Cette objection n’a peut être jamais été émise de cette façon, mais c’est l’idée qui importe. Un Kickstarter a pour vocation de faire saliver, de donner envie, de montrer qu’il y a déjà de la matière et qu’elle frémit en attendant d’être modelée. Le Crowd-Funding c’est la possibilité pour des mecs inconnus de montrer qu’ils en ont dans le bide, et le Kickstarter de Shenmue III, c’est des mecs connus qui montrent qu’ils ne branleront rien avant d’avoir vu le fric tomber. Tout est bancal dans ce Kickstarter, vous remarquerez d’ailleurs que je suis parti chercher un artwork de Shenmue I&II pour illuster l’article, j’ai bien essayé de faire une en-tête avec les « images » du III mais impossible, c’est trop laid ! Les traits faciaux des persos ne sont pas fidèles aux originaux, Ryo et Shenhua semblent encore plus inexpressifs qu’avant, un comble. Alors on sait que le résultat final sera à des milliers de kilomètres de ce que l’on voit là, mais à quoi bon nous le montrer dans ce cas ? Quelle est l’utilité de nous lâcher un truc que même un moddeur amateur de 12 ans aurait pu nous faire un mercredi aprem’ ?

Et c’est que le début ! Les Stretchs Goals et les Rewards semblent avoir eu un traitement totalement aléatoire. Pour les Rewards il y avait par exemple moyen de mettre des paliers plus élevés, 10,000 dollars pour les gros lots c’est que dalle, puis je sais pas, la possibilité d’avoir son propre personnage dans le jeu, ça aurait été une putain d’idée, les gens auraient backé direct ! Les Stretchs Goals quant à eux n’ont ni queue ni tête et ne font que prouver que le jeu n’a aucune forme à l’heure actuelle. Il a par exemple été demandé plusieurs centaines de milliers de dollars pour les sous-titres du jeu, vient ensuite d’obscures termes comme « Battle Event », « Rapport System », « Character Perspective System » ou « Infiltration Mission »… c’est quoi ? Les Stretchs Goals sont censés animer les dons supplémentaires pour ne pas considérer le projet comme acquis, là c’est totalement pas le cas, ils ne sont pas vendeurs, on s’en fout de donner davantage pour des termes dont on ne comprend rien, ça pue l’amateurisme. Du coup, Suzuki et son crew ont mis les bouchées doubles pour nous motiver, et ont au final encore plus baisé la campagne, avec deux phrases prononcées sur Reddit:
1: « Si nous atteignons 5 millions de dollars, une des choses que je veux vraiment faire dans Shenmue 3 deviendra réalité. A 10 millions, le jeu sera conçu comme un open-world à part entière »
2: « Si les fans ne sont pas satisfaits de Shenmue III, il n’y aura pas de Shenmue IV »

OH ! YU ! TU FAIS QUOI LA ?!!!!!!!!
DEJA SI T’AS BESOIN DE DIX MILLIONS POUR FAIRE UN SHENMUE CORRECT, DEMANDE PAS DEUX MILLIONS, DEMANDES-EN DIX CA AURAIT DONNÉ QUOI SI T’AVAIS EU 2 MILLIONS ? UN JEU A LA TELLTALE ?
Profitons en pour parler de l’objection numéro 3:
Objection 3: « MEME 10 MILLIONS DE DOLLARS CA SUFFIT PAS POUR FAIRE UN OPEN WORLD BLINDÉ DE DIALOGUES EN 2015 ! »
C’est vrai, et là j’ai pas grand chose à vous répondre. Sans compter le budget marketing, on parlait de 46 millions de dollars de l’époque pour les deux premiers épisodes. Je pense qu’une grosse partie du budget est partie en R&D, la motion capture devait être beaucoup moins accessible qu’aujourd’hui. Il faut savoir que GTA V c’est 250 millions de dollars budget pub inclus, sauf qu’il faut comparer le comparable: Shenmue n’a jamais été un Open World à la GTA, on est dans des environnements beaucoup plus réduits, il est d’ailleurs bon de se demander où se situe la limite de l’Open World dans ce cas. Malgré tout, même avec 10 millions, je sais pas comment ils vont se démerder.
Cet ellipse étant faite, revenons sur les déclarations du bonhomme
ET ENSUITE ON ATTEND 14 ANS POUR AVOIR LA FIN DE CETTE HISTOIRE DE VENGEANCE, ET TOI TU NOUS APPRENDS QUE MEME SI ON A LE TROISIEME EPISODE, FAUDRA ENCORE ATTENDRE LE QUATRIEME ? T’AS PRIS LA CONFIANCE LA PUTAIN !
J’ai beaucoup de respect pour Suzuki, c’est sûrement un des plus grands hommes du jeu vidéo, bien plus grand que l’escroc Miyamoto par exemple. Mais le mec a travaillé dans l’entreprise qui s’est le plus viandé en terme de communication et de marketing et il continue de refaire les mêmes conneries ! Comme si la chute de SEGA qu’il avait vécu aux premières loges, étant un des consultants du dev’ de la Dreamcast, ne lui avait pas suffit.
Néanmoins il ne faut pas oublier que ces coquilles sont justement de l’ordre marketing. Au-delà de ces quelques détails de business tout juste bons à alimenter les forums et les blogs, rappelons-nous que Yu Suzuki ne déçoit jamais. Alors backez-moi ça ! Le jeu n’a que 45 000 backers, c’est concrètement que dalle, c’est moins que le nombre de followers des acharnés de Shenmue500K qui en comptent 55 000, c’est strictement anormal. Je vous somme donc d’aller donner ne serait-ce qu’un dollar au projet, chaque don compte, on vous le répète tous les ans au Téléthon, et c’est pas des conneries.
MAJ: Durant la rédaction de cet article, Suzuki a mis les choses au clair au sujet de la campagne en rappelant que Sony et Shibuya Prod ne gagnent pas un centime sur le Kickstarter. Comme on l’a expliqué dans cet article, cette précision est affolante tant elle est logique, mais c’est là la preuve qu’il ne faut laisser aucune ambiguïté quand on lance un tel projet.
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2 commentaires sur « SHENMUE 3 | LE KICKSTARTER QUI DÉRANGE »